LES NOMS MALBAR : UN HÉRITAGE INDIEN EN TERRE FRANÇAISE

Personne n’est surpris d’un nom d’origine européenne tel Dupont, Rivière ou Payet mais les noms de Paleressompoullé, Minatchy, Moutiécaounden ou Ramassamy, Atchicanon, Zaneguy intriguent, interpellent. Ces noms indiens se développent naturellement de plus en plus dans notre environnement Réunionnais (ailleurs) avec le métissage.


 
 
Les Malbar, sont les descendants des travailleurs Indiens introduits à Bourbon, en grande majorité au 19e siècle, pour assurer l’essor de l’industrie sucrière. Si à La Réunion, on parle des engagés, les termes de Coolies prévalent aux Antilles françaises et à l’île Maurice.
 
Il peut paraître assez surprenant de préciser les contours du terme Malbar à Pondichéry, même si nous sommes dans l’exception française de l’Inde du Sud. Ce point de départ, aussi singulier qu’il puisse paraître est pourtant nécessaire pour la compréhension de notre intervention. D’autant qu’il nous semble, que le terme Malbar n’a pas la même acception au Kerala ou ici à Pondichéry. Nous verrons que dans les îles des Mascareignes, un climat confusionnel persiste autour de ce terme.
 
Ayant pris le soin de préciser que notre communication n’est pas centrée sur le concept Malbar, ajoutons immédiatement qu’à La Réunion, il évoque l’ensemble des Réunionnais d’origine indienne, de religion hindoue. Ainsi un Réunionnais dont les ascendants sont repérés dans l’Etat du Gujarat, n’est pas affublé du qualificatif Malbar, dans nombre de cas il s’agit d’un musulman, pour lequel le Réunionnais a emprunté l’appellation de « z’arabe ». En revanche, un Pondichérien, en poste dans l’île, ayant un profil et un teint indien, tombe sous l’appellation de Malbar.
 
Christian Barat, professeur à l’Université à La Réunion s’est longuement penché sur les origines de ce mot, en rappelant qu’autrefois les voyageurs de la mer d’Arabie, avaient pris l’habitude d’appeler Al Maaba tous les habitants de l’Inde.
 
Sully S. Govindin, a théorisé le terme de Malbarité, comme étant le résultat des changements et des évolutions survenus dans la vie des premiers travailleurs indiens et de leurs modes de vie à La Réunion. Je terminerais ce rappel, en n’oubliant pas de préciser face à nos voisins Mauriciens, que l’emploie de ce terme dans l’île sœur -fait à l’appel à l’histoire douloureuse des coolies- est peu recommandé et place son auteur dans une situation dangereuse.
 
Parler d’un Malbar à La Réunion, c’est convoquer une fille ou fils, descendants d’immigrants indiens, des engagés. Ces Malbar, se reconnaissent par leurs phénotypes, et leurs noms. Des noms Malbar, c’est ce qui nous intéresse ici.

 1-Les noms en Inde

L’Indien qui débarque dans les Colonies françaises ou anglaises est  immédiatement confronté à une problématique nominative. Dans son pays d’origine, il se nomme, supposons (X) , fils de (X), en revanche à La Réunion, il lui faudra de l’imagination pour décliner son identité.

Le système nominatif français, est différent du sien. Les noms, sous une forme proche de celle que nous leur connaissons actuellement, se sont fixés au Moyen Age. Étant donné la nouveauté et l’importance de cette forme de dénomination des individus, on peut parler de révolution patronymique. L’apparition des noms de famille se réalise avec la généralisation d’un système à deux éléments, le prénom individuel et le nom familial. Le passage du surnom individuel au nom de personne puis au nom de famille ne se produit pas simultanément dans toutes les régions. Ainsi la transmission héréditaire du surnom, devenant patronyme, ne peut être datée avec précision. Le nom (ou nomen proprium) est ainsi peu à peu devenu notre prénom et le surnom, à l’origine largement individuel (cognomen) s’est transformé en un patronyme héréditaire, transmis de père en fils. Ces informations ont été apportées lors du premier colloque interdisciplinaire organisé en France en décembre 1998 intitulé « Le patronyme, histoire, anthropologie, société », portant sur le patronyme sous ces divers aspects. Nous savons qu’il a fallu plusieurs siècles pour que le système onomastique moderne qui repose sur le binôme (nom de baptême + nom de famille) s’affirme en Europe.

Dans le cas, de notre immigré, quel est le nom et quel est le prénom ? Lequel de la poule et de l’œuf ? 

Nous ne reviendrons pas sur toutes ces notions, que les natifs indiens connaissent bien. Les noms qui sont déclinés renvoient aux familles, aux métiers, aux castes, donc à la tradition. Nous savons que des noms de caste, par exemple ont été conservés par les engagés, en tant que nom de famille. Nous devons aussi prendre en compte, que le nom varie selon la personne déclarante, pour le père, cela parait normal. Dans le cas, de La Réunion, en revanche de nombreux Indiens ont hérité de matronyme. Il parait surprenant pour un homme dans les rues de Madras, ou de Pondichéry d’affirmer qu’il s’appelle Allamélou ou Rickmouni. De plus, les agents recruteurs, à La Réunion, dans le traitement de l’information, appliquaient le même traitement pour tous les noms des engagés Indiens, sachant qu’ils venaient de régions différentes (Kerala, Andra Pradesh, Tamil Nâdu, Bengale).

On ne rappellera jamais assez, qu’avant son départ pour les îles, l’Indien n’avait aucun problème avec son nom. On savait qu’untel se prénommait tel nom, qu’il était le fils de… généralement de telle caste.  Robert Deliège rapporte que dans les premiers recensements de la population, les Britanniques, « amateurs de littérature ancienne » (sic), avaient demandé que les gens indiquent leur varna. « De nombreuses castes inférieures en profitèrent pour s’inventer un pedigree de brahmane ou kshatriya ». Ce phénomène n’est-il pas à mettre en liaison, dans une certaine mesure, avec les titres que les souverains du Moyen âge octroyaient à leurs courtisans pour les remercier de tel acte de bravoure ou de fidélité ? Les rangs (ou castes) des vicomtes, marquises et autres seigneurs grossissaient par ces récompenses.  Ainsi naissait le célèbre proverbe connu des généalogistes « dans chaque famille il y a un pendu et un roi ».
 
2-Esclaves (domestiques) ou Engagés
 
A La Réunion, les premiers à porter l’honneur nominatif indien à La Réunion  ce sont probablement des esclaves. On a pu pour des raisons de commodité les appeler des domestiques. Mais s’ils étaient esclaves, comment expliquer le fait qu’ils portaient un nom ou un prénom indien ? Sur la base des travaux du Professeur Sudel Fuma, historien et vice doyen de la Faculté de Lettres de l’Université de La Réunion, nous savons que tous les esclaves indiens n’étaient pas logés à la même enseigne. Certains d’entre eux conservaient une certaine forme de nom indien, d’autres étaient affublés des mêmes noms ridicules, nés de l’imagination fertile des grands propriétaires Créoles.
 
Sudel Fuma a rappelé le procédé utilisé par les services d’état civil des mairies. La nomination était fonction des lettres de l’alphabet. L’arrêté d’affranchissement du 16 avril 1832, fixait les noms de bénéficiaires qui commencent par la lettre A.  Le prénom pouvait aussi se transformer en Nom.
 
Ex : un esclave possède le prénom Alidor, affranchi il conservera Alidor comme  nom de famille. Un malais est affranchi, il s’appellera Louis Malais. Un Indien, portera le nom Indiana…  Si les patronymes des noirs étaient francisés, ils ne respectaient pas la personnalité ethnique de chaque individu. Le caractère imagé de ces noms souvent ridicules marquait l’affranchi et ses descendants d’une tâche indélébile. Juliette, esclave née en Inde, eut le nom de Poussevite, et un autre Indien Joseph, celui de tocquay. Le nom de famille des anciens esclaves s’est constitué entre 1815 et le 20 décembre 1848. Hubert Gerbeau a expliqué que lorsque les noms des plus ridicules étaient épuisés, on les inversait.
 
Plus tard avec l’engagisme, les noms seront encadrés par des mesures « plus souples ». Rappelons-nous que l’engagisme officialisé par les conventions franco-britanniques de 1860 et 1861, a débuté dès 1828, avec un premier accord qui a permis d’introduire 15 Télinga à la Réunion.
 
En revanche rien ne sera fait pour le transfert (partiel ou intégral) des noms dans la Colonie. On introduit les Hommes pour le travail dans les champs, dans les usines et dans les grandes familles, mais on ne s’enquiert guère de leur état-civil, si ce n’est que pour s’inquiéter de leur absence ou du renouvellement de leur contrat. Il serait fastidieux de rappeler ici les dizaines de conflits engendrés par la légèreté avec laquelle est appréhendée la question des noms des Indiens.
 
      Les agents de l’Immigration éprouvent de sérieuses difficultés pour restituer exactement le nom des individus. Le 28 janvier 1873, l’un d’eux relève assez fidèlement le nom de Sevicaounden Moutoucaounden mais il orthographie ainsi le nom d’un autre indien Madarassin, qui s’appelle en réalité Nadarasin. Sevicaounden Moutoucaounden et Nadarassin Simbalingom font une demande de renouvellement de permis de séjour à Ste Marie.
 
      En 1896, le consul anglais Bennett, saisit le gouverneur de La Réunion, car une dispense d’engagement octroyée quelques jours plus tôt à Selly (ou Sally) Papounaick, a été retiré à cette dernière. Selly souffre de rhumatisme chronique, ainsi que l’affirme le Docteur Mac Auliffe. Son compagnon Mounigan, affirme qu’il se chargera de ses besoins. Le fils, Naramsamy (ou Narianin) a été l’objet d’une taxe de capture, car il ne s’est pas engagé. 

3-Mission Indienne de l’Église

Du point de vue de l’Église, la question du nom revêtait naturellement une certaine importance. L’Église catholique romaine ne reste pas indifférente à la souffrance des hommes, c’est un fait, à condition que ses futurs ouailles se plient aux règles édictées par le Vatican. En 1870, la mission indienne se met en place dans l’île. La plaque tournante du dispositif devait être l’église St Thomas des Indiens (St Denis) mais les plans imaginés par les responsables du Clergé n’ont pu trouver leur application, tant les résistances furent importantes. Le passage au nom chrétien ne s’est pas déroulé sans difficulté. Ainsi la présence de plusieurs prénoms (chrétien et tamoul) serait un signe de cette résistance.

Les engagés Indiens qui sont retournés dans leur pays natal à la fin de leur contrat n’ont pas eu à faire face à la problématique du nom. En revanche leurs compatriotes résidant définitivement dans la Colonie ont été confrontés à cette mutation. Hormis quelques cas d’Indiens provenant des comptoirs français, portant un prénom catholique et/ou français, les « nouveaux Réunionnais » devaient réfléchir à l’avenir de leurs enfants dans la Colonie. Ce n’est pas, par hasard qu’un descendant d’immigrants indiens affirme que ses parents ont changé de nom, « depuis qu’ils ont remarqué qu’il était plus facile de réussir aux examens en  s’appelant Arthémise que Coutinpermal ».

L’espoir d’un mieux être, être comme tout le monde, c’est-à-dire le droit commun.

4-Modification des noms, pratique courante

La référence constante aux noms Malbar, croyons nous, dans La Réunion du 21e siècle renvoie à une interrogation identitaire et sociale, peut être sur le positionnement de ces descendants d’immigrés dans ce bout d’Europe du Sud ?

Si il y a encore des esprits éclairés pour estimer que le débat sur les noms indiens à La Réunion, ancienne Bourbon, n’a pas lieu d’être posé, il conviendra de justifier les nombreuses références verbales aux noms des aïeux dans les conversations familiales. Pas un mois, pas une semaine, ne s’écoule, sans qu'un parent, de préférence un peu âgé demande à tel ou à tel autre, s’il n’est pas parent de celui-ci ou de celui-là !

Faut-il aussi penser que tout un peuple est pris de crise paranoïaque, lorsqu’il martèle que le nom de ses aïeux a été l’objet de modifications, de contorsions, bref d’escamotage ?

Pour paraphraser Paul VEYNE, nous ajouterons que :

« les historiens racontent des évènements vrais qui ont l’homme pour acteur (…). Comme le roman, l’histoire trie, simplifie, organise,  fait tenir un siècle en une page. ».

Ainsi il ne porte pas de jugement ni péremptoire, ni définitif.

En revanche il est en droit de s’interroger sur les limites de l’assimilation.

Ex : Emyrène Ringaman RATINOM née  le 12 juillet 1936 à Saint-Paul, fille de  Venougobal Appassamymodeliar RATINOM et Moutouallaguin Allagapachetty. On notera que l’état-civil lui a permis exclusivement de conserver RATINOM (au départ un prénom).Son père, Venougobal était le fils de Appassamymodeliar RATINOM venu à La Réunion en tant que chef cuiseur, probablement à l’usine de Bois-Rouge (Saint-André).On lui aurait offert une montre en or, pour le convaincre de se rendre à La Réunion. Venougobal riche propriétaire de Ste Marie, aimait les jeux de hasard même à bord, lui-même possédait un navire. Comme beaucoup de Réunionnais, d’origine indienne, Emyrène Ringaman RATINOM  regrette cette « identité estompée ».

5-Impossibilité d’une généalogie Malbar

Dans ce contexte, les conditions d’une généalogie Malbar, ne sont  pas réunies, à l’image d’un puzzle, dont un ou deux éléments ont été supprimés, sachant que chaque élément du dispositif ne sont pas interchangeables.

Concrètement, s’il parait relativement aisé de reconstituer une première partie d’un arbre généalogique, les difficultés surviennent dès qu’il est question de convoquer un aïeul, né hors de La Réunion. Combien de nos compatriotes se sont retrouvés bouche bée face à l’inscription sibylline (ou laconique) « né en Inde » ? Même si les administrateurs de l’époque avaient eu une once d’imagination, d’écrire en plus « à Madras » ou « Pondichéry », notre puzzle généalogique ne s’en trouverait davantage résolu.

6-Conclusion

Trois quarts des familles Malbar disent qu’elles ont perdu leur véritable nom !  C’est une constante. 

Le français en tant que langue, n’a pas permis une restitution complète de l’identité nominative des individus venus en tant que travailleurs à La Réunion. A la  question, répondons d’emblée : NOM : NON.

 Le français, en tant que langue, essaie de nous restituer notre nom. Mais il n’y parvient qu’en partie, en témoignent les nombreuses interrogations qui n’ont jamais cessé sur l’authenticité des noms Malbar.

Dans le cadre d’une politique d’assimilation, le nom est « travaillé » pour en expurger ses racines afin, qu’il devienne identique, qu’il rentre dans le moule.

Un philosophe, Derrida, invitait à déconstruire les concepts. Le nom n’est pas neutre, pourrait-on conclure à l’issue de cette réflexion. Il prend une nouvelle allure, lorsqu’il est confronté à une autre langue étrangère. Il est clair que nous pouvons dépassionner notre débat, en nous reposant sur la nouvelle loi de 1993, qui ouvre des perspectives pour les personnes soucieuses de renouer avec une certaine tradition nominative.

La loi du 8 janvier 1993 (Code Civil). « Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires familiales, à la requête de son représentant légal. L’adjonction ou la suppression de prénoms peut pareillement être décidée »

Nous reprendrons la citation qui figure dans L’histoire des noms Réunionnais, d’hier à aujourd’hui à partir des registres d’affranchis de 1848 : « l’Anthropologie nous permet d’affirmer que la population réunionnaise est encore largement à dominante indo-africaine à plus de 55% et que ce peuple se trouve au début d’un vaste processus de métissage qui lui donnera sa véritable spécificité dans quelques générations ».






 Jean-Régis Ramsamy, pour Inde Réunion.