LE CALVAIRE DES ENGAGES INDIENS A LA REUNION

Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la diaspora indienne constitue un des grands mouvements migratoires du XIXe siècle. Liée pour l’essentiel au système colonial britannique et aux besoins en main-d’œuvre des grandes plantations, surtout de la canne à sucre, elle a déplacé des dizaines des milliers d’indiens vers le Sri-Lanka (ex Ceylan), la Birmanie, la Malaisie, mais aussi l’Afrique du Sud, les Mascareignes et les Caraïbes. La place occupée dans ces migrations par les colonies françaises est marginale selon les statistiques : 40 000 indiens introduits en Guadeloupe, 34 000 en Martinique, 8 000 en Guyanne et 180 000 à la Réunion.


Mais du point de vue des territoires concernés, l’arrivée en vague de ces immigrants-engagés indiens a représenté un moment important de leur histoire, un moment décisif dans le cas de la Réunion où cette immigration dépasse largement son intérêt régional. Elle semble être la démonstration de la thèse opposant un modèle colonial français ASSIMILATEUR ici la Réunion, au modèle britannique plus libéral et respectueux des cultures locales à l’île Maurice. Tandis que le premier aboutirait à la DECULTURATION des individus en échange de leur intégration sociale, le second tolérait la DIVERSITE CULTURELLE.
 

L’ILLUSION D’UNE MIGRATION MODELE

Les témoignages coloniaux du temps ont donné naissance à la légende d’une immigration modèle vécue par les travailleurs indiens comme un privilège inespéré. En fait, la législation du second Empire semble prévenir tous les abus. Tout est prévu, depuis le recrutement en Inde jus- qu’à la Vie quotidienne sur les plantations sucrières. Ainsi un contrôle est effectué au départ par les représentants de l’administration anglaise et française pour vérifier que les engagés indiens ont signé leur contrat de plein

gré. Le transport est soigneusement réglementé : quota de femmes (1/4), normes pour

l’aménagement et la capacité du navire, provisions des vivres et d’eau, protection sanitaire confiée à un médecin accompagnant le convoi. D’autres précautions sont . prises à l’arrivée : nouveau contrôle médical, répartition des travailleurs opérée à partir des demandes des colons. Par la suite, les engagés ont la possibilité de déposer des plaintes en cas de mauvais traitements. Des syndics sont chargés de faire respecter la loi et la gendarmerie accomplit des tournées d’inspection sur les habitations. Enfin le contrat de travail fixe les devoirs de l’engagiste en matière de salaire, de nourriture, de vêtement, de logement, de repos et de culte religieux.
 

ENTRE LEGENDE ET REALITE

Face à une littérature condamnée à idéaliser l’immigration pour la perpétuer, une masse considérable de documents révèle une réalité bien différente. Une note du gouvernement britannique du 14 octobre 1879 retient une liste interminable des abus considérés habituels, dont elle exige la disparition. On trouve pèle-mêle les manquements aux engagements concernant les rations alimentaires, la distribution de vêtements et de couvertures, les travaux supplémentaires imposés le dimanche et les excès en matière de répression. Les engagés se plaignent de brutalités et d’entorses répétées dans le paiement des salaires. Entre légende et réalité, il y a un pas à ne pas franchir. Tous ces reproches trouvent une confirmation irréfutable dans le rapport personnel et confidentiel adressé au ministre de la Marine par le commandant MIOT qui représente le gouvernement français dans la commission mixte franco- britannique imposée par la Grande Bretagne en 1877. Il brosse un tableau édifiant confirmant la plupart des accusations.
 

LE RAPPORT MIOT

Si MIOT enquête sur la situation des Indiens à la Réunion, il a soin de remonter à la source du trafic et estime que les engagements dans l’Inde se contractent sans aucun soin, et selon toute apparence, sans la moindre conscience. d’autres témoignages nous renseignent sur la nature des abus auxquels il fait allusion. Incapables de procéder par eux mêmes aux recrutements de la main d’œuvre, les agents de commerce font appel aux services des recruteurs autochtones, Sirdars dans le nord et les Mestrys dans le sud de l’Inde. Ceux-ci parcourent les villages et les Villes afin de réunir les candidats au départ. Devant les très fortes réticences de la population à s’exiler, les agents recourent à des promesses fallacieuses. Rétribués au prorata des travailleurs recrutés, Sirdars et, Mestrys ont tout intérêt à être efficaces et trompent les volontaires sur la destination exacte, la nature du travail à effectuer et les salaires futurs. La mystification est facilitée par l’absence de références chez leurs interlocuteurs. Subtilement, les agents versent les avances sur salaires, prévues par la convention franco-anglaise, mais se gardent bien d’expliquer que cet argent sera ultérieurement retenu par les employeurs. Toutes les opérations semblent baigner dans un climat de malentendus avec habileté. Impuissants à convaincre, les recruteurs sont voués à promettre, mystifier les expédients, telle l’immigration de communautés villageoises entières, enfants et vieillards compris.

Le rapport de l’enquête MIOT est surtout édifiant dans la description des Indiens vivant à la Réunion. Il dénonce l’incurie de l’administration locale, chargée d’immatriculer et répartir les immigrants. Le service de l’immigration a négligé d’enregistrer 60 000 mutations d’Indiens. Dès lors, le contrôle de l’administration sur les habitations ne s’exerce pas. Les engagistes restent seuls maîtres à bord. Les rapports de gendarmerie se contentent d’aligner les manquements à 1a réglementation, le non-respect des contrats, les durées tout à fait excessives de travail.


Le rapport MIOT démonte les mécanismes qui conduisent aux abus les plus criants en matière de salaires, des congés, des réengagements et des décisions de justice.

Contestant les affirmations des colons, le rapport établit que les indiens sont mal payés. L’indien travaille toujours à la tâche ; elle est beaucoup plus pénible et moins payés que dans la colonie anglaise. Le minimum des salaires est de 12,50 F à Bourbon. Pourtant cette rétribution médiocre est souvent amputée en raison de divers subterfuges. L’un d’eux consiste à retenir deux jours de solde par jour d’absence, puis à réclamer en travail ces mêmes journées. Autres retenues arbitraires, celles

effectuées sur les achats mensuels à la boutique. Pour rogner sur les salaires, certains font preuve d’une imagination fertile. « Il est absolument vrai que l’Indien était exploité sous ce rapport (salaire). On exige beaucoup de lui et on le paie « le moins que possible ». Les mêmes comportements sont adoptés par les engagistes en matière de congés. « Le dimanche n’est pas respecté... Suivant la loi, l’Indien ne doit ce jour là que corvée, c’est-à-dire le soins de la propreté habituels, tant pour la propriété que pour les ani- maux. Il est rare qu’il en soit ainsi dans la pratique. De plus quand on le paie, on choisit le dimanche et cette opération est rarement terminée avant 2 ou 3 heures de l’après-midi. »

Les réengagements sont l’autre point sensible du rapport MIOT et cristallisent de nombreuses réclamations parmi les engagés. Le rapport justifie les plaintes et dénonce la généralisation des engagements anticipés, violant la liberté du travailleur. Il décrit les stratagèmes dont usent les colons pour convaincre les indiens : promesses d’une femme, distribution d’argent, en fait manœuvres car l’engagiste n’a pas le moyen d’imposer une épouse ou retient par la suite les «primes» accordées. Mais l’intérêt du rapport n’est pas seulement dans la mise en évidence d’abus incontestables. Il a aussi le mérite de montrer comment ces comportements s’inscrivent dans une société où les solidarités jouent toutes contre les engagés. Les syndics chargés de faire la loi sont incompétents et négligents. Le commissaire de police s’en rapporte trop souvent aux plaintes des propriétaires, et le juge de la paix se prononce la plupart du temps sans attendre les preuves.

 

L’ENGAGISME : UN NOUVAU SYSTEME D’ESCLAVAGE

On est loin de l’image idyllique véhiculée par la littérature coloniale vantant les bienfaits de la protection des immigrés indiens. Exploité économiquement, en position permanente d’infériorité, privé de recours, l’Indien est sans défense. Dans ces conditions, le rapprochement avec l’esclavage s’impose et il n’est pas loin de penser que la situation des engagés indiens n’est guère différente. Prolétaire sans femme ni enfants, l’engagé indien d’avant 1880 doit subir les effets cumulés de la dépendance et de l’exil. La réprobation dont il est l’objet va achever de le condamner à la marginalité.

La description des statuts économiques des engagés nous a laissé entrevoir leur degré de dépendance et d’exploitation. Quand il s’agit de décrire l’Indien concret, tel que les engagistes l’appréhendent dans la vie de tous les jours, seule subsiste l’image d’une main-d’œuvre refusant de subir son sort passivement, résistant aux efforts déployés pour le réduire à n’être qu’une force de travail. Coupable de ne pas correspondre au rêve d’un travailleur docile, laborieux, productif, manifestant sa reconnaissance pour des employeurs censés le tirer de la misère, l’engagé indien perd toutes ses vertus et ses qualités. Il devient la version réunionnaise des classes laborieuses et dangereuses dont il faut se protéger.

Le dénigrement de l’Indien ne se réduit pas au réflexe de défense de possédant face aux prolétaires. D’autres facteurs tiennent à l’histoire réunionnaise et aux conditions locales. L’hostilité envers les Indiens prend place dans la tradition d’une peur chronique de la révolte servile. L’abolition de l’esclavage en 1848 a déplacé le problème, elle n’a pas mis fin aux angoisses d’une société consciente de sa fragilité.

 

La peur du complot noir s’est transférée dans celle du complot indien. Elle explique l’attention maladive aux moindres indices de subversion et produit un arsenal répressif cher- chant à exercer un contrôle de tous les instants sur les engagés. Dans une île aux possibilités strictement limitées, aux débouchés nécessairement réduits, la revendication d’une mobilité sociale est ressentie comme un ferment de déstabilisation. Aux yeux des colons, les Indiens ne peuvent pas prétendre exercer d’autres rôles. Il en résulte l’établissement de barrières infranchissables devant toute entreprise de promotion ; s’il tente de s’établir comme agriculteur, l’engagé est accusé de trahir son contrat. S’il essaie d’ouvrir un commerce, il voit se déchaîner sur lui l’accusation de banianisme (expression coloniale demandant d’écarter les indiens et les chinois du petit commerce), s’il vient vendre les produits de son jardin au « bazar », il est dénoncé soit-disant pour sa saleté.

Refusant d’analyser leurs difficultés,les engagistes transforment leur main-d’œuvre en boucs émissaires responsables de tous leurs échecs. Redoutant et rejetant dans la marginalité les Indiens, la colonie leur reproche dans le même temps les différences et la mise à l’écart aux- quelles elle les réduit. Totalement coupés de leur terre natale, placés sous surveillance,voués à des tâches subalternes, marginalisés, les Indiens résistent. Un pourcentage important d’engagés, refusant d’attendre la fin des engagements, retrouve les conduites du temps de l’esclavage et recourt au marronnage.


LA RESISTANCE PAR LA RELIGION

La tolérance de l’hindouisme et sa faculté d’adaptation n’expliquent pas à elles seules le comportement des engagés. Coupés de leur milieu, empêchés de reconstituer le cadre familial et social qui leur était familier, les Indiens concentrent leurs efforts sur la religion pour résister à la DECULTURATION et peut-être échapper à un abrutissement que favorise l’alcoolisme. Ils y trouvent la seule médiation capable de préserver une solidarité fondamentale. Structurée autour de quelques temples et quelques associations non officielles, tolérée mais soigneusement endiguée et vigoureusement attaquée par l’Eglise, la religion hindoue n’a qu’une existence précaire.

La méfiance ambiante par un groupe refusant l’ASSIMILATION s’exprime en permanence.Il ne serait pas sans danger pour l’ordre public de tolérer parmi les introduits la liberté de réunion et d’association. Le « spectre malabar » s’est ajouté au spectre noir . Les menaces qui pèsent en permanence sur la religion hindoue semblent renforcer la fidélité des Indiens à leur religion. Elle demeure pour les engagés le dernier lien avec le pays et les ancêtres, l’ultime moyen de préserver et d’affirmer leur identité. Autour d’eux s’organise la défense d’une collectivité suffisamment nombreuse et armée culturellement pour trouver des réponses aux agressions et aux déceptions. La répétition des geste religieux devient pour l’homme transplanté plus vitale que leur signification théologique. L’hindouisme demeure le seul espace pour survivre culturellement et se fait mémoire d’un peuple.

Issue de Tamij Sangam N°13. 




        

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